omertà | collection particulière @ musique journal

En ce moment c’est difficile d’écouter autre chose que le nouveau disque d’Omertà

Omertà est un projet initié en 2013 par l’artiste Florence Giroud avec plusieurs amis à elle, qui se trouvent (ou se trouveront) être des membres des groupes Tanz Mein Herz, Société Étrange et France : Pierre Bujeau (guitare et basse), Jérémie Sauvage (pareil), Romain Hervault (basse), Romain de Ferron (claviers et synthés) et Mathieu Tilly, depuis remplacé à la batterie par Jonathan Grandcollot. Un premier disque intitulé Omertà est sorti en 2017, il est formidable mais c’est le deuxième, coédité début juin chez Zam Zam Rec et Standard In-Fi, que je vous recommande aujourd’hui. Je n’arrive pas bien à m’expliquer la beauté bouleversante de Collection Particulière et j’ai eu du mal à me frayer un chemin pour en parler. En fait j’essaie d’écrire dessus depuis plusieurs jours en l’écoutant en boucle, et je ne sais toujours pas trop comment bien le décrire pour vous donner envie de cliquer sur play chez vous, si ce n’est en vous disant que c’est de la musique dont la puissance poétique et tragique me terrasse, tout en me donnant un immense espoir : c’est comme si j’étais enseveli de pétales et de flocons, accablé mais béat, béni.

Dans le package mp3 en vente sur le Bandcamp, on trouve un pdf où Florence Giroud et Pierre Bujeau expliquent l’histoire du projet et de ce disque, qu’ils présentent comme beaucoup plus “pop” que son prédécesseur, qui bouillonnait de possibles et saturait l’air, là où celui-ci semble cultiver une sobriété volontairement contrainte, et dont se dégage une espèce de justesse qu’on ne voit pas venir tout de suite. Par justesse, je ne veux pas dire perfection de la forme ou virtuosité pop, car ce qu’on entend sonne plutôt comme des fragments cousus ensemble, rapiécés à la manière d’une rapsodie grecque – Florence Giroud parle d’ailleurs de “bribes” et de “visions”. Cette justesse serait plutôt de l’honnêteté, de la sincérité, une nudité des émotions et de l’expression : y a que ça, rien d’autre à voir, mais c’est déjà tout, si je puis dire. Ces musiciens habitués à la densité et au débordement réussissent ici à fabriquer une ossature plutôt sèche, qui tient la route malgré les privations, ou disons l’étroitesse du cadre. Bujeau explique que la conception des morceaux commence en général par la basse, mais que les phrases se distribuent ensuite entre les différents instruments, et que pour “atteindre une certaine clarté”, les membres doivent se mettre d’accord sur ces relais en élaborant des partitions – pas des partitions classiques, certes, mais des feuilles de route censées mener vers cette clarté.

Et en effet la clarté advient, mais c’est pas du tout une clarté chiante à la Heidegger, elle est en fait peu lumineuse, comme la clarté d’un pavillon de chasse vide ou d’un appartement de proche-banlieue sans vis-à-vis, l’été. Une clarté avec du dépit, un sentiment de passé mais un passé très vif, un souvenir actif, net et neuf d’une sensation oubliée ou plutôt qui n’aurait pas eu le temps d’être bien éprouvée jadis, et qui retrouve sa chaleur et ses couleurs aujourd’hui. Des couleurs passées intenses dont émane une vie, un groove sans pareil, qui râle et rechigne un peu tout en prenant tout le monde par la main. Une “musique sans référence particulière”, dit Pierre Bujeau, mais ça m’a quand même rappelé pas mal de choses que j’adore, mais plus à l’état d’ombres, voire de coïncidences, comme si elle partageait avec Can, Melody Nelson, Catherine Ribeiro/Alpes ou Tortoise la même “zone de flottaison”, un terme que je mets entre guillemets car c’est Florence Giroud qui l’emploie dans le pdf. L’incroyable force de ces compositions, c’est qu’elles ne citent jamais bassement leurs influences, on dirait presque que c’est un hasard si elles y ressemblent, si elles arrivent dans cette zone : c’est un chemin pris à l’envers par des voyageurs venus de contrées lointaines et plus bruyantes.

Il y a ces musiciens qui jouent avec génie, nuances et amitié, mais c’est Florence Giroud qui de toute évidence fait basculer le disque du statut de “super album” à celui de chef-d’œuvre, de splendeur, de créature si singulière qu’il devient difficile d’écouter autre chose une fois qu’on a plongé dedans. Cette jeune femme est artiste plasticienne, elle fait des sculptures, des installations, et ce qu’elle appelle des opéras qui mêlent éléments visuels, mise en scène, voix et musique : le Omertà de 2017 était justement un volet de ses opéras. Elle a beau dire qu’elle n’est ni comédienne ni chanteuse, sa présence donne l’impression qu’elle est totalement faite pour ça, élue par les dieux de la voix pour parler-chanter sur les instrumentaux de ses camarades. Je ne sais pas comment dire : a priori je ne suis pas très amateur des flows déclamés plus ou moins spoken-word, interprétés voire scandés de façon plus théâtrale que musicale. D’ailleurs Giroud ne fait pas tout à fait ça, disons qu’au début ça peut y ressembler, mais très vite ça devient autre chose, elle sort d’elle-même et du triste spectacle de la performance expressive-subjective pour atteindre en quelques mots un total état de grâce. Dès le premier morceau (le deuxième en fait, puisqu’il y a une intro instrumentale), dès ses premières lignes, j’ai eu en tête les mots qui forment le titre de ce track qui pourtant n’a rien à voir, signé du rappeur français west-coast Alpéacha : “J’arrive classique”. Florence arrive classique, sans doute plus du côté de la Grèce classique, façon oracle de la Pythie de Delphes, mais elle est déplacée au début du XXIe siècle dans une maison du Forez ou un atelier d’école d’art.

Elle se pose très précisément, se place à la hauteur de ses moyens, ne va pas tenter des prouesses vocales de professionnelle mais sait en même temps faire des trucs qu’une pro ne saurait peut-être pas exécuter et elle parvient à faire chanter, faire sonner la voix parlée, sérieusement c’est trop beau de réussir ça. Son flow humble se nourrit pourtant d’impudeur, à la fois dans le propos des textes et dans son rapport au micro, la vulnérabilité qu’elle y engage, et là j’en suis devenu quasiment addict. L’avant-dernier morceau, avant la brève outro, clôt le disque en apportant un tout petit peu plus d’intensité sonore que ce qui précède, avec de la guitare saturée, et sur la rythmique chaloupée en pleine gloire Florence en vient presque à “kicker” sans que ça fasse ridicule et sans même d’ailleurs qu’elle prétende réellement rapper, même si elle place des phases qui à leur manière sont des punchlines : “rien à foutre du bien, j’ai tourné le dos à à mon cul coupable, parfois ça tombe bien”. Sur le morceau d’avant, une reprise très sourde de “Moments In Love”, elle dit aussi (en empruntant ses mots aux Proverbes de l’enfer de William Blake) “la prudence est une vieille fille riche, et moche”, en marquant une pause qui me fume complètement entre “riche” et “moche”.

Je m’arrête là, je voulais parler du disque de Sophie Marceau qui a été une lointaine inspiration de Collection particulière, mais je crois que c’est pas utile. Allez écouter ce disque qui ne plaira pas à tout le monde, qui clivera sans doute une partie des lecteurs et lectrices de Musique Journal, mais qui pour moi est une de choses les plus dingues sorties ces dernières années en France, et qui me rend fier des musiciens de mon pays. Bravo Florence, Pierre, Jérémie, Romain, Romain, Jonathan, Mathieu, je vous connais pas mais vous entendre faire cette musique me fait déjà vous aimer.