société étrange | au revoir @ guts of darkness
Une de plus qui se termine, allez. 2015, à celle où j'écris ces mots, finit dans quelques heures. "Au Revoir", oui. Ne nous étendons pas… À ce moment précis, ce disque-là, sorti celle-ci, émane entre mes murs, avec les parfums de cuissons, les fragrances, les couleurs, la lumière – je baisse l’intensité de l'allogène, voilà ; je monte le son ; prêt à partir, bientôt, pour aller l’achever ailleurs, l'an. Je me souviens deux autres soirs, parmi ces trois cent-soixante cinq bientôt révolus. Ils y étaient, eux – La Société Étrange. Les deux fois, je crois, j’avais à peine parcouru le programme, les noms sur les flyers. La première des deux, j’en suis sûr, j’avais oublié que c’étaient ces trois là, sous celui-ci. À coup sûr, l’une et l’autre, ça m’a saisi. Le relâchement soudain, le sourire aux oreilles ; l’envie de crier, la deuxième, avec l’inconnue juchée sur le caisson de basses, qui roulait du corps à côté d’une autre au prénom pas commun : "La Sociétééééé". Elle faisait des signes curieux avec ses mains. Je crois que je roulais aussi… La Société Étrange – est-ce un pléonasme, ce nom, ou bien autre chose, ou bien un oxymore ? – fait rouler du boule. Les femmes belles, les hommes laids, inversement, toutes variantes et variables et transformations imaginables ; et puis dans-l'œil-qui-regarde, etc. ; on n’y vient pas tous avec la même chose dans le crâne, le ventre, le cornet, ce qu’on voudra ; on ne se lasse pas de se voir tous si diversement constitués, foutus, mis, mus. Dans ces endroits-ci, il y a des Gros, des Osseux, des Ivres et des Qui Tournent à L’Eau (bon… sans doute assez peu), toutes sortes d’allumés, un peu, d’autres qui viennent, peut-être, pour échapper un peu à l’extinction – des feux, tout court, d’un truc qui les regarde. C’est ouvert. Je me souviens d’un type, une des deux nuits, que je n’avais jamais vu là et plus jamais croisé, ensuite, qui avait l’air de trouver fou d’avoir envie de s’asseoir, juste en face d’un ampli, relaxé apparemment comme il ne savait pas qu’on peut. On avait dit "eh ben vas-y", en le laissant passer. On avait continué, nous-quelques-uns-toujours-collés-devant, à remuer, faire l’onde, en embrasser la courbure, les renflements, le remous. Cette basse pèse, ancre, en même temps – décidément – fait roulement. Épaisse et pointillée, ligne pulsée. Surface oscillante. Le batteur couvre ses toms mais joue debout. Il coure, d’un élément à l’autre. La battue soudain lévite. Les machines du troisième vrillent un espace, exsude son volume, sa résonance. Pour moi – et pas seulement pour ces circonstances où je l’ai découverte ; pas uniquement pour l’heure tombante où j’écris ces lignes – c’est une musique nocturne. Vaste, opaque mais parcourue de luisances, profondeur, dehors habité. Ce nom leur va bien : ils jouent les places d’une civilisation rêvée, pressentie, encore poursuivie, peut-être. Peuplées non pas de cohortes anesthésiées, venues là pour oublier ; mais quand ils s’y mettent, où ceux qui écoutent se trouvent dans ce moment-là, vraiment, l’attention stimulée. Le mouvement qui touche au corps, tout de suite et longuement, mais sans court-circuiter la tête, l’organe cérébral, où ça circule de plus belle. Une sorte d’état rare, calme vif, excitation lucide et sans soubresaut, sans peur des redescentes. Ces six plages – et les dérives et variations qu’ils donnent en direct, donc, en concert – tiendraient d’une sorte de dub, si l’on veut ; mais "versions", alors, dont les "originales" n’existeraient pas, seraient perdues, seraient le secret véritable ; les transformations, plutôt, jouées tout de suite, telles quelles, visées autant que réminiscences, idées prises à ce point-là d’elles-mêmes. D’autres, en parlant, évoquent les mutations des musiques industrielles… Pourquoi pas. Mais on se défera l’esprit, alors, de tout l’appareil théorique, du souci "d’anti-musique" ou autre explications. On pourrait très bien dire simplement "électro", allez, si l’on croit ce qui nous prend encore aux centres de gravité, même "techno", comme on le sent, puisque c’est fait pour ça, ces formes qui bougent. Ou bien – au hasard ; si c’est ce qu’on a dans l’oreille – calypso, steelband passée dans les circuits imprimés, avec même les criquets de la lagune, comme il m’amuse d’entendre, à cet instant, sur Première Valise. On inventera le nom adéquat. Ou bien on se contentera – au sens le plus plein, le plus réjoui du terme – de son absence permanente ou momentanée. Les machines sont des instruments comme les autres. C’est à dire des prolongements, des possibles incarnés dans des choses qui ne vivent que quand on les touche, quand on les met sous tension. Ceux de La Société Étrange ont trouvées celles là – basse et batterie, donc, et appareils à touches, potentiomètres, pads. Des organes de plus, des objets qu’ils se greffent. Ils en font des agencements, singuliers, familiers. C’est heureux qu’ils tournent beaucoup, par là ou plus loin. Je vous souhaite de les croiser. J’espère que ce disque vous en filera l’envie – et qu’après, avant, au bon moment, vous y prendrez ce plaisir du flottement pas engourdi, de l’emballement tranquille. Pour le moment, je vous laisse… Une autre fête m’attend, une autre compagnie. Le changement de chiffre, sur le cadran, ne sera guère plus que le prétexte. C’est une manière, encore, de toujours continuer.