société étrange | chance @ gonzaï

Une plaque de vomi bicolore recouvrant un lingot d’or ayant transité par l’Allemagne et les Tropiques. A regarder ce qui s’apparente à l’une des pochettes les plus laides de l’an 2022, c’est la première image qui vienne à propos de « Chance », deuxième album du groupe Société Étrange fraichement publié chez Bongo Joe et qui, en seulement 6 titres, redonne à la transe ses lettres de noblesse en lorgnant plus du côté de CAN que du côté des cracheurs de feu altermondialistes.

Que penser d’une société où les gens pédalent dans des gares pour recharger leurs smartphones ? Et d’une époque où une partie importante de la population refuse préfère mourir que de se faire piquer de peur de se faire inoculer la 5G ? Et que penser de ces esthètes de l’orthographe qui écrivent sans trembler « comme même » ? A toutes ces épineuses questions, le désormais trio de Société Étrange répond, si ce n’est avec du silence, du moins un mutisme éloquent. Des paroles, sur « Chance », il n’y en a pas. Du rythme, du groove blanc, des longues phases d’incantations parfaites pour la morning routine des instragrameurs accros au crack (ça doit bien exister), ça en revanche, c’est un peu le manifesto de ce deuxième album en dix ans d’existence pour un groupe occupé à prendre son temps dans les sous-sols de l’industrie du disque français.

On ne s’étendra pas en longueur sur le « pari esthétique » de la pochette de « Chance » ; le résultat étant peut-être destiné à saloper les bibliothèques Ikea des 1000 audiophiles fans d’anarchisme à la limite du terrorisme. La vérité est à l’intérieur, comme disait Mulder à Scully dans un épisode X de X-Files. La vérité, ce sont donc 6 pistes chamaniques qui rappelle que lorsqu’il est question d’installer des ambiances oscillant entre l’inquiétant et le jouissif, Société Étrange apparaît en première page de l’annuaire. « Allo, j’aimerais la bande-son imaginaire d’un téléfilm allemand qui se passerait dans les égouts avec John Carpenter dans le rôle du plombier ». Aucun problème, voici La Rue Principale de Grandrif. « Bonjour, j’ai besoin en urgence d’une musique d’attente téléphonique pour ma startup spécialisée dans le sacrifice humain ». Qu’à cela ne tienne, il y a New New York. On ne va pas faire toutes les pages comme ça, mais « Chance » est l’un de ces rares albums contemporains réussissant à passer entre les gouttes du médiocre et de l’inaudible pour proposer une update krautrock ambitieuse sur un mid-tempo constant, et sans jamais s’écarter de ce rythme lent-hypnotique où tout semble avancer à la même vitesse ; à la manière d’une ballade dominicale sur l’autoroute avec des zombies de chaque côté de la voiture.

Est-ce du Beak passé au ralenti, ou un hommage à Phantom Band, le projet proto funk dub du batteur Jaki Liebezeit publié en 1980 sur les cendres de CAN ? Un peu des deux, surement, voire pas du tout. Et « Chance » de rappeler qu’avant l’objectif commercial et réputationnel, un groupe dit underground se doit avant toute chose, à l’heure TikTok, de creuser la marge pour en faire sortir discrètement du sang, comme on expulserait du pus d’un bouton.

On ne s’avancera pas trop sur le groupe sanguin d’Antoine Bellini Romain Hervault et Jonathan Grandcollot – les trois larrons derrière ce disque sans faute – mais il coule assez de bizarrerie dans leurs veines pour qu’on ait envie de retourner le monde à l’envers, et que cette étrangeté-là devienne la norme. On s’amusera, au passage, que cet Ovni discal sorte chez les Suisses de Bongo Joe. Comme quoi, on peut venir d’un pays de banquiers adeptes de neutralité, et pourtant oser une radicalité si belle que la majorité des mauvais danseurs français n’y comprendra rien.

Société Étrange // Chance // Bongo Joe

https://societeetrange.bandcamp.com/