Étant donné qu’il y a un accent grave sur le u de Mù, on n’ira pas paresseusement chercher les analogies avec le fameux continent perdu, qui serait une sorte d’Atlantide gisant au fond de l’océan Pacifique, et dont la brillante civilisation aurait, quelques milliers d’années avant les Égyptiens, bâti des pyramides aux quatre coins du globe. Point de relecture de l’histoire à la Maître Gims ou Lilian Thuram, non, nous acceptons de ne pas comprendre l’énigme proposée par Boris Boublil : il en va ainsi de notre compréhension du monde, pour laquelle il convient d’accepter de ne pas tout piger, tout petits humains imparfaits que nous sommes.
Mù pourtant fait phantasmer : orchestre amical accompagnant notre Boris - par ailleurs musicien pour Dominique A et Emily Loizeau, compositeur pour le cinéma (Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Marc Cuillersi) et pour le cirque (Extrême night fever - compagnie Inextremiste), également grand amateur du sécateur des relations humaines Raymond Carver -, il est composé notamment de John Parish (guitares et percussions) et de Sacha Toorop (batteries), figures tutélaires d’un underground rock que l’on ne présentera pas, tant leurs auras et apports respectifs méritent admiration et respect. Avec Csaba Palotai (guitares), Théo Girard (basses), Robin Fincker (saxophone, clarinette), Morgane Carnet (clarinette, saxophone), Jesse Vernon (violon) et Antoine Berjeaut (trompette, bugle – un saxhorn), il est évident que Boris Boublil sait s’entourer, à l’instar d’un Shackleton en quête de terres inconnues.
Entre la corde et le mât, il y a quoi, ou qui ? On pense à Ulysse, parfaitement mis en scène par Waterhouse, qui pour échapper aux si tentantes sirènes à la cruauté sans égale s’attacha au mât de sa Calypso en perdition : ainsi commence 93 Manifesto, sur un lit de cuivres et de cordes mélodieuses à la limite de la dissonance. Et c’est tout un voyage qui commence, entre noise et post-rock, convoquant défunts du folklore mexicain (El Dia de los Muertos) et lacérations soniques, mais également piano jazzy sous perfusion lounge (le cinématographique Piano Tapes, pas très loin de ce que proposait l’excellent Rob) ou dissonance arithmétique d’avant-garde (Basement).
Carton Records (Emmanuelle Parrenin, Belvoir, Balladur) est définitivement un label à suivre et ce n’est pas 93 Manifesto qui va nous en dissuader, bien au contraire. Il y a dans cet album de Boris Boublil : Mù un parti-pris résolument aventureux et néanmoins accessible, en témoignent des arpèges pianistiques à la Clayderman et des guitares western, toujours à propos. Le grand écart entre l’accessible et l’exigeant n’est jamais impossible, à l’instar de ce proposait le Sébastien Tellier des débuts. Un morceau comme Penguins, au kitsch romantique assumé, trouverait tout à fait sa place sur la bande sonore d’un Jacques Demy du 21ème siècle.
Et donc, en onze titres au lyrisme décalé assumé et néanmoins hyper moderne, Boris Boublil : Mù déploie des trésors de trouvailles et d’arrangements malins à la saveur persistante. Franchement, qui peut résister aux glissando d’un accord majeur en accord mineur et vice-et-versa ? Et aux guitares lourdes de Pandora ?
Oui, que de questions, après celles posées en introduction, et celles qui ne se posent pas à propos du titre de cet album, hautement ironique ; en octobre 1914, le manifeste des 93 concernait un groupe d’intellectuels allemands hautement favorables à la guerre, les beaux couillons. Il est évident que l’orchestre de Boris Boublil a choisi des armes qui ne tuent pas, mais enchantent, et en ce sens il est là, le continent perdu, sous nos yeux, depuis toujours : il s’agit de nos cœurs.