«Champignon flamme», trip en trompette
Jacques Denis
Dans un album tout en modulations, le trompettiste Gilles Poizat entremêle souffle physique et synthé modulaire dans une recherche singulière d'interactions des sons.
Voilà un court disque, même pas vingt-cinq minutes en six titres qui, tout en synthétisant un long parcours dans le monde de la musique, en ouvrent délicatement de larges horizons. Gilles Poizat, la cinquantaine déjà passée, balade sa trompette depuis déjà plus de trente ans au gré de rencontres et de désirs, entre Lyon, sa cité natale, et Chicago, phare de tout expérimentateur, et entre Arles, où on le découvrit voici un quart de siècle, et Conakry, où il fut au début de l'aventure du prodigieux koriste Ba Cissoko. Et puis il y eut Mazalda, une aventure collective au début des années 2000 qui aura pour conséquence de le faire devenir musicien à plein régime. Le trompettiste abandonne alors son job à mi-temps de chercheur en écologie en Camargue pour s'adonner à l'exploration des sons. Il en résultera une écologie sonore qui trouve sa parfaite résolution dans ce Champignon Flamme, qui rappelle que l'économie de moyens est source aussi, souvent, d'innovations.
Laborantin. Rien de flamboyant ici, tout se joue en modulations de fréquences et heureux parasitages. Façonné au dé- part pour être le support d'une chorégraphie, cet objet aux formes aléatoires amplifie certains mouvements entraperçus dans son précédent album, Horse in the House, ces interludes sans un mot, juste mus par l'élan des vibrations. «Benjamin Coyle m'a proposé de faire la musique de la Séance, une pièce qui allait explorer les relations avec l'invisible, la mémoire, les morts. Il m'avait fait cette proposition après m'avoir vu chanter et il voulait qu'il y ait des chansons. Mais il m'a laissé proposer des ambiances électroniques, pour finalement recentrer sur des chansons jouées en direct avec une guitare.» Ce sont donc certaines de ses improvisations, non gardées, qu'il nous livre ici, dans un minimalisme empreint de tant de traces qu'il en occupe doucement tout l'espace. Le processus de création ayant duré plus de deux ans, Gilles Poizat aura tenté des pistes, creusé des sonorités, un travail de laborantin dont témoigne ce singulier solo. Le souffle de la trompette s'y mêle aux sons générés par un dispositif in- teractif du synthé modulaire qui se déploie au hasard, imprimant dans l'ADN du projet une forme de surprise immanente, et tout autant une suspension du temps. «Le travail avec le synthétiseur modulaire a aiguisé mon rapport au son.
Quand on joue d'un instrument qui demande un engagement physique, le son produit n'est pas le seul critère qui nous guide, il y a aussi les sensations corporelles, l'énergie qu'on y met.» Nomade. La musique y résonne comme en écho au livre Au bonheur des morts de Vinciane Despret : «La philosophe y parle de ce qui enchante le monde. Accueillir ce qui nous est inconnu, donner de l'attention, de l'amour et du soin à ce qui nous entoure et nous constitue génère de la vie joyeuse.» Mille détails habitent cette bande-son, d'étranges climats qui ne sont pas sans rappeler les délicats entrelacs d'un Jon Hassell, ou les méditatives escapades d'un Don Cherry lorsqu'il enfourchait sa trompette nomade. Il y a là pareil sens de la phrase, libérée de toute emphase, un étirement du son qui remet en perspectives l'idée de temps, un défilement sphérique dont les fragiles escarpements constituent d'aussi fragiles que sûrs défis aux lois de la verticalité harmonique. Gilles Poizat cite aussi le duo Kaumwald, qui improvise au synthé modulaire, et le sorcier Miles Davis quand il s'élança sur les pentes électriques.